Du pain sur la table de l'Oncle Milad

15.07.2024 : 

Résumé : Unique garçon d’une famille libyenne, Milad grandit avec ses sœurs, sous la tutelle d’une mère qui n’a pas son mot à dire et d’un père, sévère, qui tente de l’éduquer comme tout homme doit être. Bousculé par son entourage en raison de sa sensibilité et de son incapacité à cloisonner les traditions propres à son sexe et celles propres au sexe féminin, il subit les moqueries de son cousin, sort traumatisé de son service militaire. Ses retrouvailles avec Zeinab, cette petite fille qu’il côtoyait depuis l’enfance, le réconcilie à un mode de vie qui lui sied : s’il ne parvient plus à travailler le pain comme son père, il devient homme au foyer tandis que son épouse travaille, ce qui lui vaut l’opprobre général. Aucun enfant ne naissant de cette union, les moqueries et violences s’aggravent, d’autant que son épouse s’avère être infidèle. Milad parvient à retrouver une certaine forme d’équilibre en se reconnectant à ce qu’il a de plus heureux : le pain. 

Avis : Un roman qu’on pourrait résumer, au choix, de la manière suivante : 

  • Fais-moi déguster ton pain, je te dirai l’homme que tu es ! 
  • Montre-toi tel que tu es, je te dirai de quel pain tu es fais ! 

Dans un premier niveau de lecture, on se délecte des descriptions du narrateur pour préparer le pain, des descriptions des recettes apprises de son père, lequel a été formé de son côté par un boulanger d’origine italienne et de l’envie dudit narrateur, Milad, de proposer à nouveau à sa clientèle et à son entourage un pain artisanal de qualité. Ce roman, qui se construit en fonction du temps de préparation, de levée et de cuisson de la pâte, est sensoriel et alléchant, d’autant plus que le chocolat s’y fait une modeste mais réelle place : on y a apprend d’une part l’existence de la marque WARD, laquelle semble, après quelques recherches, être une marque égyptienne prisée dans le Machrek ; on a surtout envie, à le roman étant achevé et « digéré », de se précipiter dans une boulangerie digne de ce nom pour s’y acheter un gourmand pain au chocolat.

Pourquoi faut-il digérer ce roman ? Parce qu’il est  d'une rare profondeur. L’auteur, qui se tapit dans le corps et l’esprit du narrateur, ce qui renforce la force du récit, y déploie une analyse aussi poussée que subtile sur les rapports de genre en Libye, sur l’évolution de la situation des hommes et des femmes, dans la sphère familiale et privée ainsi que dans la sphère professionnelle et publique et prolonge son analyse sur les impacts psychologiques (émotionnels) et physiques engendrés par le respect ou le non-respect des diktats imposés par la société, par la famille ainsi que par l’histoire d’un pays, la Libye, lui-même écartelé entre tradition et modernité, entre religion et laïcité, entre binarité et non-binarité.  Milad se raconte et, en se racontant sans tabou ni pudeur, se confronte à ses tourments intérieurs, lesquels lui font percevoir, puis entendre, puis comprendre, qu’il ne répond pas aux codes sociétaux et familiaux libyens. Il déclare avoir été heureux avec ses sœurs en apprenant avec elles les secrets de l’épilation et les inconvénients des menstrues. Il déclare avoir été heureux avec son père lorsque celui-ci oubliait quelque temps sa brutalité vis-à-vis de son fils pour lui transmettre sa passion du métier de la boulange. Il déclare avoir été heureux auprès d’une prostituée, laquelle l’a initié à certaines formes de rapports respectueux de la chair. Il déclare surtout avoir été heureux en ménage avec une épouse, qu’il connaissait comme petite fille depuis l’enfance, laquelle, elle-même cherchant à être une femme libérée des carcans en travaillant, en entretenant son foyer financièrement, en fumant et en portant le pantalon, a soutenu Milad dans son côté sensible. Pour autant, il ne peut que constater, impuissant, que sa petite bulle confortable, éclate : il subit sans cesse les moqueries face à son manque d’autorité et de virilité ; il est un bouc-émissaire de premier choix au cours de son service militaire ; il est floué par son cousin et son oncle quant à la boulangerie familiale ; il est malade de jalousie sur la base des rumeurs perpétrées vis-à-vis des infidélités de son épouse adorée. Dans ce roman, tout est conflit. Conflit entre l’homme et la femme. Conflit entre l’individu et la société. Conflit entre la Libye du passé et la Libye contemporaine. Le poids des conventions est l’un des vecteurs parmi les plus prégnants dans ce(s) conflit(s). Et le pain n’y échappe pas, lui qui subit des règlementations strictes de la part du régime Kadhafiste et lui qui ne saurait, de plus, être savoureux sans recevoir, au cours de sa préparation, tout l’amour et tout le soin de l’artisan qui le confectionne.  

Véhiculée par un vocabulaire qui bascule sans cesse entre la finesse, l’humour, l’autodérision, l’émotion, la gravité, la truculence, la grossièreté et la lucidité, il y a ce cri surgi du plus profond de l’être, la quête d’émancipation et de liberté. Une quête dont on taira la fin, à double interprétation, comme deux tranches de pain dont les qualités organoleptiques et le goût seraient différents.  

Un roman splendide. 

 

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